09 mars 2007

D'un ouvrage en cours d'abandon

Les ennuis commencent

Il aurait pu s’attarder sur la sucrière à versoir chromé : celle-ci se trouvait entre le cendrier noir, le verre d’eau et l’express (le deuxième de la matinée), sur la table brun foncé, massive, sous laquelle la chienne somnolait. Mais ce n’aurait été en fin de compte qu’un subterfuge, un atermoiement. Son univers se réduisait cruellement à cette table, tellement rassurante, massive, sur (ou au sujet de) laquelle il pouvait écrire, dans une espèce d’euphorie, dans le grand cahier bleu, dans une espèce d’euphorie qui devait cacher quelque chose de plus grave sans aucun doute.

Or, rien n’arrivait. Il savait par expérience du papier et de la fiction qu’il s’ agissait de taquiner un peu le réel pour qu’en jaillisse des éclair (Ponge dirait qu’il faut « agacer » le savon avec de l’eau pour qu’il mousse). Il aurait pu continuer ainsi longtemps à s’atermoyer, à repousser la fiction, à essayer, en vain, de parler de lui, de ce qui l’entoure, etc. C’est le pas de côté qui compte. Laisser un peu filer le tapis roulant. Donner du mou à la corde des choses. Arcane Douze, le Pendu. Il était de moins en moins sûr que l’on puisse ordonner le chaos par les mots ou par l’art. Sans doute fallait-il laisser le monde tel quel, dans son incommensurable foutoir. Les mots n’y feraient rien, à part peut-être chaotiser d’avantage.

C’est dans une euphorie ou presque qu’il commença par se débarrasser du haut mal de son héros. Le récit, sa conclusion-même, alors qu’il venait tout juste de débuter, commençait à se profiler. Comme il était tassé sur cette banquette en simili cuir, appuyé sur la table massive en bois sombre, le chienne à ses pieds lisant Platon, il lui semblait que n’importe quoi pouvait désormais s’agréger à sa fiction. Or, rien n’arrivait. Il avait pourtant retrouvé la réceptivité nécessaire à l’écriture. Il était dans un état de quasi-fraîcheur. Le bic roulait rapide sur les pages du grand cahier bleu. Il était neuf heures. Le soleil était déjà haut dans le ciel.

Tour naturellement les éléments, à mesure qu’ils jaillissaient du réel, s’agençaient selon un ordre inconnu de lui, se décomposaient ici pour se recomposer là-bas, toujours les mêmes mots, les mêmes propositions, la sucrière à versoir chromé, la table massive brun foncé, etc.

Il était singulièrement recourbé sur lui-même. Le café où il écrivait s’était soudain rempli de monde – il venait de lever le nez du grand cahier bleu où il écrivait son histoire, où s’agençaient selon un ordre secret les éléments de la fiction.

Ecrire de la sorte, singulièrement recourbé sur moi-même, écrivait-il dans le grand cahier bleu ciel, c’est refuser de voir plus loin que le bout de mon bic.

Le reflet pâle des passants à travers la vitre.

Il y a des moments, écrivait-il, où l’on ne se sent plus la force d’être passant. L’œil s’accommode mal à la lumière toute récente, encore matinale, du soleil de mars, rue de Pâques. On est pressé de retrouver la banquette en simili cuir recouverte d’un plaid usé dans ce café prolo le matin, bobo passé midi. On est pressé de relire ce qu’on a écrit les jours précédents, dans le grand cahier bleu, toujours les mêmes mots, la sucrière au versoir chromé, le cendrier noir, le verre d’eau, l’express sur la table brun foncé.

On pousse la porte du café. De passant, l’on devient homme à l’arrêt. On veille cependant à garder une vue sur le tapis roulant de la rue, à travers la vitre du café, du fond de cet établissement, sous une ampoule 40 watts qui éclaire juste ce qu’il faut pour y voir clair dans l’incommensurable foutoir des choses qui restent à écrire, choses qu’il s’agit de détacher du monde, d’apprivoiser, de malmener jusqu’à ce qu’elles trouvent une place dans la fiction. L’œil s’accommode mieux à la lumière artificielle de l’ampoule 40 watts.

Marcher dans la rue est tout bonnement épuisant. On préfère s’asseoir sur la banquette en simili cuir recouverte par un plaid usé, avec les franges duquel joue la chienne. Et l’on regarde, émerveillé, le reflet pâle des passantes à travers la vitre du café. Quelquefois, ce sont les camions-poubelles qui attirent notre attention. Quelle vie mes enfants, quelle vie.

Aucun commentaire: